Je mâche. J'avale. Je suis fatigué. Machinalement, je mange mes céréales. C'est un matin comme un autre, froid, morne. Ils sont tous comme ça depuis que maman est partie, il y a quelques mois. Pourquoi elle est partie ? Hein ? Pourquoi elle m'a abandonné ? Pourquoi elle
nous a abandonné, papa et moi ? On était pas assez bien pour elle, c'est ça ? Oui c'est ça. Je sais que c'est ça. Du haut de mes six ans, je me souviens. Je me rappelle toutes les fois ou elle a dit qu'elle voulait plus que ça dans sa vie. Du haut de mes six ans, je me souviens, et je comprends. Et ça fait mal, là, dans ma poitrine. Ça fait mal parce que ça veut dire qu'elle ne m'aimait pas assez pour rester. Ça fait mal parce que papa souffre, maintenant. Ça fait mal parce que ça le fait boire, et qu'il n'est plus comme avant. Il n'est plus mon père. Plus vraiment.
Je dis que tout les jours sont identiques depuis son départ, mais ce n'est pas complètement vrai. Parfois, ce n'est pas morne, parce que mon père est là, dans la cuisine. Ces jours-là, je ne prends pas mon petit-déjeuner. Je n'aime pas le voir dans cet état. Je dis qu'aujourd'hui est un jour comme les autres, mais ce n'est pas vrai non plus. Parce qu'aujourd'hui, alors que je me sers encore une fois des céréales, quelque chose tombe dans mon bol avec un grand bruit. Le son me réveille instantanément et je plonge ma main dans mon bol. J'en ressors un petit objet – une clé. Je la regarde sans comprendre. Qu'est-ce qu'une clé fait dans mes céréales ? «
Papa ? » je lance en me levant de ma chaise, sans quitter la clé des yeux. Pas de réponses. «
Papa ? » je demande à nouveau, plus fort cette fois. J'entends un vague grognement, et je tourne la tête vers la porte. Il a répondu, ça me pousse à continuer à parler. «
J'ai trouvé une cl... » Je m'arrête brusquement. La clé a disparu. Bizarre. Je l'avais pourtant posé à côté de mon bol ! Et elle n'est plus nul part ! Ni dedans, ni à côté, ni par terre ! J'y comprends rien !
Je reste quelques instants perplexe. C'est trop étrange. «
Oui, non, rien en fait ! » je crie en entendant mon père grogner, signe qu'il attend que je finisse ma phrase. Je sors de la cuisine après avoir mis mon bol au sale et me rends dans ma chambre, la clé occupant toutes mes pensées. Je m'habille sans y faire attention, et c'est seulement lorsque j'enlève mon haut de pyjama que je remarque un détail inhabituel. Quelque chose qui n'est pas à sa place. Là, sur ma poitrine, au dessus de mon quatrième téton – oui, parce que je suis une bizarrerie de la nature, j'ai quatre tétons – un tatouage. Rouge comme du rubis, qui représente une clé. La même que celle que j'ai trouvé. Une clé de rubis.
**
La bibliothèque. Dire que c'est un endroit que j'exècre serait un mensonge, mais affirmer que c'est un lieu qui est cher à mon cœur en serait un aussi. Oh non, la bibliothèque n'est pas mon jardin secret, mon petit coin de paradis, pas du tout. C'est celui de Drew. Drew, elle est arrivée il n'y a pas longtemps ici, et le courant est tout de suite passé entre nous. Ça fait maintenant onze ans que je suis à Décadence, et je fais partie de ces élèves qui sont des habitués, qui aident les autres à s'intégrer. Je suis quelqu'un d'assez sociable et joyeux de nature, donc ce n'est pas compliqué pour moi. Et je l'aime beaucoup, Drew. Mais elle passe sa vie à la bibliothèque, je vous jure, c'est pas croyable ! J'ai l'impression de passer ma vie à la chercher entre les rayonnages. M'enfin, au moins, je sais toujours où la trouver.
«
Drew ! » je chuchote alors que j'aperçois enfin ses cheveux blonds. Elle est plongée dans un bouquin, et elle ne m'entend pas – évidemment. Je m'avance à sa haute et m'assoit à sa table en prenant bien soin de faire le plus de bruit possible avec la chaise. Les lecteurs lèvent la tête, et leur regards lancent des éclairs alors qu'ils grommèlent quelques injures à mon intention. Mais je m'en fiche, la seule qui m'intéresse, elle, a sursauté brusquement et m'observe maintenant, complètement déboussolée. «
No... Noah ? » Je hoche la tête. «
Aux dernières nouvelles, oui. » Elle fronce les sourcils. «
Ça va pas de faire autant de bruit ?! » chuchote t-elle d'un ton agacé. Je lui fait mon plus beau sourire. «
Mais tu ne m'entendais pas ! » je lui réponds en jouant les petits garçons innocents. Elle soupire et lève les yeux au ciel. «
Qu'est-ce que tu veux ? » D'un geste de la tête, je désigne la sortie. «
On va dehors ? Il fait beau ! » Elle tourne son regard à droite et à gauche, hésitante. «
Allez ! Viens ! » j'insiste. Elle me lance un regard noir, alors que les autres personnes présentes dans la bibliothèque commencent à s'énerver. «
Chut ! Tu vas m'attirer des ennuies ! Idiot ! » Je lui fait un clin d'œil. «
Raison de plus pour que tu vienne avec moi ! » Elle soupire mais se lève. Mon sourire victorieux ne lui échappe pas, et elle me lance un nouveau regard noir. «
T'es vraiment impossible. » Je me lève à mon tour et me dirige vers la porte. «
Moi aussi je t'aime ! » je lui lance, dérangeant encore une fois les lecteurs. Je l'entends s'excuser pour moi puis franchir les portes à son tour, avant de les refermer derrière elle. Elle m'emboite le pas dans le couloir et nous nous dirigeons tranquillement vers les jardins silencieusement. «
Alors, de quoi voulais-tu me parler ? » demande t-elle finalement, curieuse. Je sens mon cœur battre un peu plus vite et un sourire malicieux éclaire mon visage. «
De Lily-Rose. Elle m'a parlé aujourd'hui. Elle m'a dit qu'elle aimait beaucoup mon t-shirt Mick Jagger. Elle m'a même dit que je lui ressemblait ! » je m'exclame, excité comme un gosse. Drew grimace, mais je n'y prête pas vraiment attention. «
No... Tu sais que... Qu'elle joue avec toi, pas vrai ? » Je reste silencieux quelques instants, réfléchissant à ma réponse. «
Oui. » je murmure finalement, pensif. «
Mais c'est ça qui est excitant ! Plus le challenge est compliqué, plus le relever est amusant ! » Elle m'observe un moment sans rien dire, hésitante. Elle semble prête à me dire quelque chose mais se ravisse au dernier moment. «
Hum... Heu... Et sinon ? Tes pouvoirs et tout, ça se passe comment ? » Je fronce les sourcils. «
Catastrophique. J'ai cassé ma table hier, en math. Déjà que le prof me détestait avant, je te dis pas maintenant... » Un rire lui échappe. Un jolie rire. «
Quelle idée aussi de lui balancer devant toute ta classe qu'il ne sait pas comment enseigner aussi ! » s'exclame t-elle. Un sourire narquois fleuri sur mon visage. «
C'est pas ma faute si ce prof est nul ! » je m'exclame, faussement estomaqué. Elle rit à nouveau, et ça me rend heureux. J'aime bien faire rire les gens. «
Et toi ? » Elle grimace. «
Oh tu sais... Toujours la même... Hier, j'ai soulevé la machine à café sans même le vouloir, et aujourd'hui, j'étais incapable de faire voler une paire de chaussette à travers la pièce. Je hais mes pouvoirs. » grogne t-elle. Je lui passe un bras autour des épaules et la sert contre moi. «
Ma pauvre petite. T'inquiète pas, va, je suis sûre que ça ira mieux avec le temps. » je lui dit d'un ton rassurant. «
Mouais... » répond-elle, moyennement convaincu, mais déjà un peu moins contrariée.