Hugo est né à Yarnton. Une ville à vingt et un kilomètres d’ici, en route torse, au fond d’un vallon haut. On n’y va pas, on va ailleurs. On va à Chawley, à Sunningwell, à Littlemore, à Headington, mais pas à Yarnton. On irait on ferait quoi ? On ferait quoi à Yarnton ? Rien. C’est très simple on y ferait rien. Les gens y sont malheureux comme les pierres : personne ne vient chez eux. Ils se voient obligés de rester là, parce que grand-mère, par respect aux ancêtres, ne veut pas partir, au père ou au mari qui y serait durant une guerre qu’on aurait de toute façon oubliée. Et la grand-mère avec son fusil et son chien, et son mauvais œil, nous dissuade de tenter quoique ce soit contre elle et sa décision. Alors on pourrit là, les mouches viennent picorer nos ports et des croûtes se forment dans nos bourrelets. Un filet de bave coule sur notre pipe et on attend toujours cet instant, devenu décisif dans le vide de notre vie, où elle va tomber. On fera d’ailleurs remarquer qu’à chaque fois qu’elle tombe, on ne regardait justement pas sa pipe à ce moment-là. Assis sur notre chaise miteuse, dans un coin de la véranda, le temps nous lobotomise. L’assassinat d’Allende a bien vite recouvert le souvenir de l’invasion de la Bohême par les Russes, le massacre sanglant du Bangladesh a fait oublier Allende, la guerre dans le désert du Sinaï a couvert de son vacarme les plaintes du Bangladesh, les massacres du Cambodge ont fait oublier le Sinaï, et ainsi de suite, et ainsi de suite, et ainsi de suite…
Jusqu’à l’oubli complet de tout par tous, pense Hugo, assis dans sa chaise miteuse, dans un coin de la véranda.

Hugo n’a rien vu d’autre que le chemin de terre boueux de Yarnton, que son voisin, sénile, arpente en criant le nom de ses fils pour dîner, comme s’il avait oublié qu’ils avaient grandi. L’oubli et l’ennui laissent les colombes de Yarnton à graisser leurs plumes et les rats à surgir de l’ombre. Aujourd’hui, on en voit parfois des morts joncher les tables. Mais on ne fait rien, parce qu’on ne voit pas l’intérêt de le sortir et le jeter dehors, quoiqu’il arrive il sera toujours mort. On n’a pas envie de se dire que tous les cadavres de rongeurs, pailletant les rues, sont là par notre faute.

Hugo a réussi à dévier la culpabilité, le meurtre de la ville, il y participe mais s’arrange pour ne pas en être accusé : il donne les rats à son chat.
Enorme, la bête fait presque la taille d’un petit chien. Ses longs poils caramel aux reflets roux balaient le sol et son regard en or mort se traine paresseusement sur Hugo. Hugo et ce chat, qu’il n’avait pas réussi à nommer autrement que Chat, c’est une longue histoire, loin de l’amour. Dieu seul sait sûrement pourquoi, ils n’avaient jamais réussi à s’apprécier. Chat lui reprochait sa tristesse et sa mauvaise humeuse, quant à Hugo, il blâmait sa paresse. L’animal rétorquait toujours : Regarde-toi, assis à ne rien faire, penses-tu vraiment que tu peux me parler sur c’ton ? ; à quoi Hugo répondait à chaque fois : Au moins moi je fais quelque chose contre ça .

Et il restait assis.

Hugo n’a pas toujours parlé avec les chats, mais d’aussi loin qu’il s’en souvienne, les félins ont toujours été ces meilleurs compagnons. Ils jouent avec lui, le câlinent, le consolent, souvent. Sauf Chat. La première fois qu’ils se sont parlé, ils étaient au bord d’un lac. L’animal se tenait assez loin du rivage pendant qu’Hugo laissait tremper ses pieds dans l’eau. Hugo s’était retourné sur la bête qui se pourléchait les babines et qui le regardait d’un air curieux. Les yeux du chat n’avaient jamais été aussi vifs, lui avait-il semblé. Puis peu à peu, la communication s’était établie et ils s’étaient mis à parler des poissons qui chatouillaient la plantes des pieds du jeune homme. Ce jour-là, pour Hugo, c’était comme si le soleil s’était levé différemment. Ils avaient longuement parlé, le chat avait exprimé tout son ressenti pour son maître et Hugo avait exprimé quelle horreur était pour lui, l’ennui qui le prenait. Il se retrouvait tous les jours, là, à regarder cette eau coulait qui n’était jamais la même mais qui ne différenciait pas pour autant des autres eaux. Il ne pouvait rien faire d’autre que regarder cette eau et laisser son imagination vagabonder, et tomber, et se laisser happer par l’ennui. L’ennui qui vous creuse les joues, l’ennui qui vous terni le regard. Vos membres tombent et vous tournez en rond.
Mais c’est comme ça. On ne fait jamais rien à Yarnton. On reste assis sur sa chaise miteuse et on regarde les rats morts qui sont et qui ont été. Hugo, bien qu’avec sa peau nette, est aussi pitoyablement crasseux que son village et ces parasites. Par exemple, sa clé -qui viendra plus tard se tatouer au ras de ses fesses- a été découverte alors que son chat vomissait le monde sur la moquette. Cette clé déverrouilla une porte immense et pourtant bien cachée aux yeux de l’univers. Hugo, alors âgé de dix-sept ans à l’époque, a été prié de rejoindre Oxford dans les plus brefs délais. S’y trouvait le siège de l’Association Décadence, où des milliers d’autres individus comme lui vivaient. Accompagné de son chat, il a découvert comment on entrainait les plus dangereux des Porteurs à se contrôler, et comment on guidait d’autres, plus spirituels dans leur extraordinaire, à adopter la pensée de l’Association. Ainsi domptés, ces êtres merveilleux devenaient de véritables bêtes.
Pour Hugo c’était différent, il n’avait pas de pouvoirs à risque, il ne voyait rien d’alarmant dans un petit villageois perdu qui parle aux chats. Alors il est resté en retrait, c’était un garçon docile, qui était loin de poser problème. Il regardait avec envie les autres, ceux capables de prouesses invraisemblables, digne des plus fiers héros. Lui il ne faisait que parler aux chats.

Cela fait presque dix ans maintenant qu’il est à Décadence. Il y a rencontré Nick, un jeune médecin ayant rapidement grimpé les échelons et pyroman de surcroît. Ils s’étaient vite liés, et il ne se passait pas un moment sans que l’un ne songe à l’autre, en tout bien tout honneur. Une complicité qu’appréciait Décadence.
Hugo aujourd’hui, est reconnaissable dans les couloirs, depuis le temps qu’il les arpente. Les Porteurs le connaissent surtout pour sa vulnérabilité. Il n’était pas dangereux, contrairement à bon nombre d’entre eux. Hugo a l’air simplet, humble avec ses chats.
On le connaissait surtout car, après le Directeur et les employés de l’Association, c’était lui qu’on rencontrait en premier : il était chargé des visites. En général il les partageait avec Nick, mais ils avaient un accord : celui qui perd à la belote se charge des visites de l’autre. Hugo perdait toujours.