Je me suis aperçue que quelque chose n’allait pas dans ma vie d’enfant parfaite le jour de mes quatre ans Joyeux anniversaire !.
En parlant d’anniversaire, je suis née le cinq décembre mille neuf cent quatre-vingt-douze, dans un petit hôpital de Brooklyn, où j’ai vécu du jour de ma naissance à un peu après mes quinze ans. Quinze ans, c’est justement l’âge qu’avait ma mère lorsqu’elle m’a eue. C’était une jeune Bulgare lycéenne en première année, tombée amoureuse de son professeur d’anglais, mon père, d’origine Bulgare lui aussi. Ils se sont mariés dès que ma mère a eu son diplôme. Enfant, j’ai toujours trouvé ça vraiment romantique, mais plus tard, je me suis rendue compte que cette relation avait quelque chose d’un peu malsain, du moins, quand ma mère était au lycée. Je ne peux m’empêcher de les imaginer se voir en secret, me concevoir sur un bureau de salle de cours. Berk. J’ai un peu l’impression que je suis l’enfant essai, celle qu’ils n’avaient pas prévue, que ma mère était trop jeune pour pouvoir prendre en charge et mon père trop vieux pour assumer. Pour ma petite sœur, c’est un peu le contraire…
Mais attention ! N’allez pas croire que ma vie a été nulle, que mes parents ne prenaient pas soin de moi et qu’ils ne m’aimaient pas, non, en fait c’est le contraire ! J’ai eu une vie parfaite ! Enfin, presque parfaite. En fait, parfaite jusqu’à ce jour fatidique de mes quatre ans. Les années suivantes, c’est plus compliqué.

Nous jouions à trappe-trappe avec mes invités d’anniversaire et je profitais du fait que l’enfant désigné « loup » courait après un autre « agneau » pour souffler un peu. Je me suis appuyée sur un grand arbre, pour reprendre mon souffle, et lorsque je retirais ma main, l’arbre suivit mon mouvement, les racines s’extrayant du sol avec un bruit sinistre alors que le lourd tronc basculait vers moi. Je courus vite et m’éloignais de la scène de crime, haletante, les larmes aux yeux, abasourdie et choquée. Heureusement, il n’y avait aucun témoin.

Le reste de ma vie fut idyllique, également, mais assaisonné de doutes, de questions : allais-je briser ce verre en le prenant ? Ce chaton allait il exploser si je le prenais dans mes bras ? Car j’avais bien compris en quoi consistait mon anomalie : j’étais une catastrophe ambulante, je brisais tout ce que je touchais, même les objets les plus lourds ne résistaient pas à ma poigne fatale, même ce chien errant que j’avais pris dans mes bras inconsciemment pour le ramener chez moi n’y résista pas. Très vite, je m’habituais à refouler mon pouvoir de toutes mes forces ou de m’appliquer à ne pas laisser ma peau entrer en contact avec quoi que ce soit. Je ne pouvais pas du tout le contrôler et encore moins briser des choses volontairement, néanmoins, un peu après mes neuf ans, je fus capable d’enterrer en quelque sorte mon pouvoir au plus profond de mon être. Cela me fatiguait considérablement, mais ça me permettait de vivre. Je ne parlai jamais à personne de ce don, m’enfermant parfois plusieurs heures dans ma chambre pour essayer de le comprendre, de le contrôler. Des fois j’y parvenais, des fois non. A cause de ça, mes parents me taquinèrent sur le fait que j’étais maladroite toute ma vie.

J’étais perdue ; qui étais-je ? Pourquoi ce don ? Ce n’était quand même pas par hasard ?
Néanmoins, j’hésitais à faire de vraies recherches, de peur de connaître la vérité et que celle-ci ne me plaise pas. Alors, la vérité vint à moi. Un peu avant mes quinze ans, alors que je rentrais d’une après-midi avec mon petit-copain de l’époque, riche, populaire, et vraiment craquant, je trouvais une clé sur le trottoir, d’une couleur rouge éclatante, qui semblait émettre une lumière douce, qui me poussait à la prendre. Elle m’attirait irrésistiblement et je la saisis. Soudain, une douce chaleur se diffusa dans tout mon corps, comme lorsqu’on rentre à la maison, lorsqu’on se couche après une longue journée. Un sentiment de soulagement, de sérénité. Un peu après, cette chaleur se concentra sur ma poitrine. La clé avait disparue. Hébétée, je continuais mon chemin avec un drôle de sentiment. Avais-je rêvé ? Non, j’en étais sûre. Mais alors, que c’était-il passé ? Je me souvins soudain d’une légende que sa mère me racontait le soir lorsque j’allais me coucher, qui parlait des maîtres des clés, les domini, dotés de pouvoirs que n’avaient pas le commun des mortels, et les servi, qui essayèrent d’ouvrir la porte grâce aux clés des domini qu’ils avaient dérobées. Mais ce n’était pas possible, cette légende était… Et bien, était une légende. Pourtant, le pouvoir, la clé, tout y était…

Le souvenir du reste de ce mois est un peu brumeux, comme si mon cerveau avait reçu un coup dur et qu’il ne voulait plus rien retenir. Mon cri en découvrant le tatouage flamboyant sur ma poitrine, à l’endroit où la chaleur s’était attardée avant de disparaître, le doute, puis le soulagement lorsqu’ils sont venus me chercher. Eux. Ceux de L’Association Décadence. Je ne me souviens plus exactement quelle prétexte ils ont invoqué pour me rapatrier à Oxford, mais je me souviens que je me suis tout de suite plu là-bas. Et j’étais tellement soulagée de savoir. C’est comme si j’étais enfin en paix.

Je terminais mes années de lycée dans un établissement reconnu avant de commencer des études de psychologie dans un établissement tout aussi prestigieux, et puis surtout, mes amis, mes semblables, je les adorais. Mais dans cet univers rose, nous, héritiers des domini, oubliions parfois que nous étions en danger, que des personnes voulaient notre mort, que nous étions là pour quelque chose de précis, que l’apocalypse était peut-être en train d’arriver.
Non, nous ne voulons rien entendre de tout ça. Nous avons déjà assez souffert, et nous sommes si jeunes, tellement jeunes. Qu’ont fait les esprits de ces porteurs de clé ? Pourquoi nous ont-il choisis, nous, les enfants du vingt-et-unième siècle ? Ces questions sont tellement lointaines, paraissent tellement farfelues, il paraît impossible qu’on puisse nous atteindre, nous les héritiers de ces pouvoirs fabuleux. Non, décidemment, je n’arrive pas à me convaincre que nous sommes en danger. Je ne pouvais pas savoir à quel point j’avais tort.